jeudi 14 mars 2013

14 février 2005 - 14 mars 2005 : 4 semaines, 3 événements, 2 camps et 1 rêve ! (Art.125)


Ah, ce rêve, hier encore. Il n’est pas toujours le même. On dirait qu’il est mis à jour régulièrement. Je me trouve dans un train à grande vitesse, dont le sigle TGV est terni par tant de temps et d’allers-retours. Avec un silence inouï malgré son allure, le train fonce vers le Nord. Je le vois sur ma boussole mais sans savoir pourquoi j’en ai une, alors que je ne porte même pas de montre. Les arbres accourent à notre rencontre, et lorsque celle-ci ait lieu, il est déjà trop tard, nous sommes loin, très loin. Mes oreilles bourdonnent encore avec diverses mélodies que j’ai écoutées la veille et ces paroles qui trainent encore dans ma tête. No Line on the Horizon de U2, « Every night I have the same dream », Nothing Arrived des Villagers, « I waited for something, and something died ; so I waited for nothing, and nothing arrived », Resistance de Muse, « If we live a life in fear, I'll wait a thousand years just to see you smile again »Trade your Horse for a Camel de Oak. Je veux bien, à condition qu’on me laisse descendre de cette locomotive qui roule à 310 km/h. 

Quelque chose de bizarre se passe depuis le départ. Je ne me souviens plus où je suis monté. Je ne sais même pas où je me rends. Je n’arrive pas à me faire comprendre. On dirait la Tour de Babel. Il y a beaucoup de monde de tous les âges et de toutes les couleurs. Chi bé rouss, chi bala rouss. Alors qu’il roule depuis longtemps, le train ne s’est jamais arrêté. Et pourtant j’ai l’impression que je n’ai pas les mêmes compagnons de voyage qu’au début. Je suis persuadé que l’on peut monter et descendre du train sans qu’il soit nécessaire que le train entre en gare. Mais comment ?

En passant de wagon en wagon, suivi par un chat noir tacheté de blanc sous le cou, je continue à interroger mes compagnons de route sur notre destination. Tout le monde l’ignore et personne ne se préoccupe de le savoir. Aussi incroyable que ça puisse paraître, enfin pas trop pour un rêve, je croise à un moment François Ier, le nouveau pape. Il tenait la main d’une jeune femme syrienne. Elle pleurait un être cher de larmes de sang. Et dire que 2 000 ans après, l’Eglise suit encore les enseignements de son fondateur et Michel Onfray nie toujours l'existence de Jésus de Nazareth. Et dire par ailleurs que 70 000 morts après (quatre ans plus tard, nous sommes à 450 000 morts), le massacre continu aussi et les poutinophiles de France, Fillon-Mélenchon-LePen, dissertent sur la nécessité de discuter avec le tyran de Damas. Ainsi, la vie continue, l'aveuglement et la mort également. Le train de même et moi dedans.

En face du pape, Hugo Chavez en personne ! Mais ce n’est pas possible, il est mort il y a neuf jours. J’ai même écrit un article sur lui. Si, señora y señores, Hugo Chavez mismo. En tendant l’oreille, j’ai cru comprendre qu’il expliquait à ses admirateurs des deux sexes, qu’il avait rencontré Jésus au Ciel et lui avait demandé d’intercéder auprès de Dieu et du Saint-Esprit pour que le nouveau pape soit d’Amérique du Sud. Mission accomplie, il descendra à la prochaine station. Sacré farfelu de Chavez.

J’avance vers la tête du train, non sans difficulté. Je m’habitue petit à petit à voir les morts côtoyer les vivants, et je m’entends fredonner 42 de Coldplay. « Those who are dead are not dead, they’re just living in my head... Time is so short and I’m sure, there must be something more ». Sûrement. Je fraie mon chemin entre les bagages de toutes tailles et les odeurs de toutes sortes, notamment des mnaqich bé zaatar. J’entends à droite et à gauche, des brins de causette, des discussions houleuses, des éclats de rire, des cris et des grincements de dents aussi.

Au loin, j’aperçois un attroupement important. C’est l’épicentre du train. Je prends mon courage à deux mains et je me précipite dans la foule. Je tombe face à face, je croyais rêver !, sur Wissam el-Hassan himself, qui m’accueille à bras ouverts. Non ! Il me remercie pour mon article que je lui ai consacré au lendemain de son assassinat. Grâce à lui, je parviens à me faufiler entre tout ce monde pour atteindre le cœur du wagon. Assis côte à côte quatre grands personnages de ma mémoire : Kamal Joumblatt, un pied au sol, un pied sur la banquette ; à sa gauche, Moussa el-Sader, tout sourire ; assis sur la table, vraiment sur la table, Bachir Gemayel ; de l’autre côté, accoudé sur le dos d’une chaise de café, Rafic Hariri ! 

Tout autour : Samir Kassir, Marwan Hamadé, Georges Haoui, May Chidiac, Gebran Tuéni, Elias el-Murr, Pierre Gemayel, Walid Eido, Antoine Ghanem, François el-Hajj et Wissam Eid! Aujourd'hui, Mohammad Chatah les a rejoint. Au fond du wagon, dans un coin envahi par une volute épaisse de fumée de cigarillos, un chuchotement insaisissable. En regardant de plus près, j’ai reconnu Imad Moughniyah, Ghazi Kanaan et Rustum Ghazaleh. Je n’ai pas vraiment le temps de réfléchir sur ce qui se manigance dans ce wagon. Je dois avancer. 

Pendant que j’étais perdu dans mes pensées, quelqu’un me tapote dans le dos, je me retourne, Ghandi himself. « Le monde est fatigué de la haine, mon cher Bakhos. » J’avance toujours. Ma mère est ravie de me revoir. Elle profite pour me rappeler qu’il faut que je me marie. Ah, les mères méditerranéennes, vous poursuivront même après la mort ! Mon père lève les sourcils comme pour me dire, « chou baddak béhal 2ossa ».

Arrivé au dernier wagon, je tombe sur une porte, avec une petite inscription dessus : « Vous n’êtes pas autorisé à aller au-delà de cette limite, si vous n’êtes pas invité par un agent ferroviaire. » Mais bordel, de quel agent ferroviaire, je n’ai pas vu l’ombre de sa casquette. Faisant fi de ce que je viens de lire, en bon citoyen libanais que je suis, j’ouvre la porte et qu’elle fut grande ma surprise : nous sommes à bord d’un train sans conducteur ! Certaines commandes sont bloquées, d’autres sont accessibles. Je peux même y disposer à ma convenance.  Et là devant mes yeux, sur le pare-brise du TGV, quelques mots sont griffonnés avec un rouge à lèvres à l’envers, donc de l’extérieur :


Après cette longue introduction, je serai bref pour vous laisser le temps et le loisir de parcourir la toile afin de lire les analyses pertinentes et moins pertinentes, les falsifications et les palabres, le délire des uns et l’humilité des autres en cette journée historique.

14 février 2005 - 14 mars 2005 : quatre semaines et trois journées !
Sans le 14 février 2005, il n’y aurait pas eu de 8 mars 2005. C’est une certitude.
Sans le 8 mars 2005, il n’y aurait  pas eu de 14 mars 2005. C’est une évidence.
Sans le 14 mars 2005, il n’y aurait pas eu de retrait syrien du Liban. C’est l’histoire.

Trois journées pour trois événements. Tout le reste n’est que palabres.

Le 14 février 2005, une journée sans scrupules. D’après la plus haute juridiction internationale, le Tribunal Spécial pour le Liban, cinq membres du Hezbollah sont accusés d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre du Liban, Rafic Hariri, sur la base de 13 170 pièces à conviction. Tout le reste n’est que palabres.

Le 8 mars 2005, une journée sans vergogne. Ce jour-là le Hezbollah a appelé ses partisans à manifester place Riyad el-Solh pour dire « Merci à la Syrie d’Assad », à peine trois semaines après la mort tragique de Rafic Hariri. Tout le reste n’est que palabres.

Le 14 mars 2005, une journée sans peur. Ce jour-là, dépassant les clivages politiques et religieux, la moitié de la population libanaise s’est retrouvée place des Martyrs pour réclamer deux choses : le retrait des forces syriennes d’occupation et que justice soit faite pour Rafic Hariri. Tout le reste n’est que palabres.

Trois événements et deux camps, qui ont fait l’histoire récente du Liban.

La journée du 14 février 2005 est entachée de terreur.
La journée du 8 mars 2005 est entachée de honte.
La journée du 14 mars 2005 est entachée de fierté.
L’histoire du Liban s’est écrite ainsi.
Rien ni personne ne pourra plus jamais changer cela.
Même pas les livres, même pas les hommes.


Post-scriptum 1
Le 14 mars 2005, place des Martyrs à Beyrouth, aux côtés des Libanais de tous bords, de tous âges, de toutes tendances politiques et religieuses, Sunnites, Chrétiens, Druzes et Chiites, il y avait des partisans du Courant du Futur (Saad Hariri), des Kataeb (Amine Gemayel), des Forces libanaises (Samir Geagea), et de nombreux autres partis politiques libanais, ainsi que des sympathisants du Courant patriotique libre (Michel Aoun) et du Parti socialiste progressiste (Walid Joumblatt). Hélas, le 6 février 2006, Michel Aoun a décidé de changer de cap pour rejoindre le camp du 8 Mars. Il en est de même pour Walid Joumblatt, officiellement le 12 janvier 2011 (officieusement depuis le 2 août 2009).

Post-scriptum 2
Au lieu que le 14 Mars passe son temps à ruminer et à gémir, figé dans le passé, wafi el bouka2 3ala atlal, il ferait mieux de préparer un programme électoral commun, en exposant à ce peuple ce qu’il fera concrètement s’il gagnerait les prochaines élections législatives, qui rappelons-le aux amateurs de la politique, auront lieu tôt ou tard avec ou sans une loi électorale juste qui corrige la tare de la démocratie libanaise, la mauvaise représentativité du peuple libanais au Parlement.

Post-scriptum 3
Si vous avez eu la flemme de lire ce qui était écrit sur le pare-brise du TGV de mes rêves avec du rouge à lèvres, ou n’y êtes tout simplement pas parvenus, et si vous tenez quand même à déchiffrer le message, alors pas de souci, vous avez le choix : vous attendez le passage du train à toute allure sur le quai de vos rêves, vous cherchez le miroir de votre salle de bain ou vous vous prenez en selfie avec ces graffitis comme si vous étiez vraiment dans ce train spécial.