jeudi 19 octobre 2017

Rendre la justice pour Bachir Gemayel ne suffit pas, il faut aller au-delà (Art.475)


Non mais, il doit bien y avoir des dénominateurs communs entre les Libanais, toutes tendances politiques et appartenances communautaires confondues! Une base qui constitue les « dix commandements de la nation ». Certains, à juste titre, mettraient la Constitution en haut de la liste. D'autres, les lois en vigueur. Certes, c'est un bon départ pour établir cette dernière, mais dans un cas comme dans l'autre, on trouvera toujours à redire. Alors, qu'est-ce qui nous réuni finalement et sur quoi est-on d'accord? A bien y réfléchir, il y a un commandement que personne de censé ne peut remettre en cause: tu ne tueras point ton adversaire politique.


1. L'ASSASSINAT DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE LIBANAISE BACHIR GEMAYEL 


Le 14 septembre 1982 à 16h10, une importante explosion détruit la permanence du parti des Kataeb dans le quartier d'Achrafieh à Beyrouth. Elle tue sur le coup le président de la République libanaise, Bachir Gemayel, élu trois semaines plus tôt, et 32 autres personnes. Pendant que certains compatriotes célébraient l'attaque terroriste dans une grande joie, le « réduit chrétien » est alors plongé dans une tristesse indescriptible. J'ai rarement vécu un événement collectif aussi intense. Rapidement les auteurs de cet assassinat politique sont identifiés : Habib Chartouni, l'exécutant installé à Beyrouth-Est, et Nabil Alam, l'organisateur basé à Beyrouth-Ouest. 

Les deux hommes sont actuellement en fuite. Mais ce ne fut pas toujours le cas pour le premier. Habib Chartouni a été arrêté peu de temps après l'explosion criminelle, par les services de sécurité de la milice des Forces libanaises. Il fut remis aux autorités libanaises et incarcéré. Une semaine plus tard, Amine Gemayel, frère de Bachir, est élu président de la République. Pendant les six années de son mandat, pour des raisons encore inexpliquées à ce jour, et qu'il va falloir expliquer un jour, le meurtrier du 7e président de la République libanaise ne sera pas jugé. A comparer évidemment avec l'efficacité qui a suivi le meurtre de l'ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, édifiant. Toujours est-il qu'à l'aube du 13 octobre 1990, Habib Chartouni croupissait en prison à Roumieh. Il sera libéré quelques heures plus tard par les troupes d'occupation syrienne, lors de leur invasion du « réduit chrétien » pour déloger le général Michel Aoun. 

Il a fallu attendre 1996 pour qu'un acte d'accusation soit publié, sans suite, et 2012, à la demande de Nadim Gemayel, le fils de Bachir, aujourd'hui député de Beyrouth, pour que la machine judiciaire libanaise daigne se pencher sérieusement sur ce qui peut être considéré comme la plus importante attaque contre la démocratie et l'Etat de droit au Liban. Le procès n'a commencé qu'à la fin de l'année 2016, soit 34 ans après l'attentat terroriste. La Cour de justice de la République libanaise, présidée par Jean Fahed qui a la charge de juger toute atteinte imprescriptible à la sécurité intérieure, a rendu son verdict dans l'affaire ce vendredi 20 octobre. J'y reviendrai à la fin de l'article. Il est sans appel. Inutile de vous combien il était attendu. Cette date est historique. 

2. AU-DELÀ DE LA CONDAMNATION DE HABIB CHARTOUNI, LES QUESTIONS QUI RESTENT SANS RÉPONSES 


Habib Tanious Chartouni est un chrétien maronite originaire de la région d'Aley. Il a fait des études de commerce à Paris avant de retourner au Liban en 1977. C'est en France qu'il rencontre Nabil Alam, ancien chef des renseignements de la milice du Parti Social-Nationaliste Syrien, qu'on appelle au Liban « hezb el-qawmé el-souré ». Il avait 24 ans au moment des faits et habitait avec sa famille, deux étages au-dessus du QG des Kataeb. Il devient membre officiel du PSNS en 1977. 


Cette brève bio nous conduit à une question élémentaire. Tout le monde y pense, mais personne ose en débattre encore. Tout-e libanais-e né-e avant 1970, disons qui était adolescent-e en 1982, savait à quel point le PSNS haïssait les partis des Kataeb et les Forces libanaises. Alors, s'il était grand temps de rendre la justice concernant ce crime odieux, il est temps aussi que les Libanais en général et les partisans de Bachir en particulier sachent comment se fait-il qu'on ait permis à un membre du PSNS de continuer à résider dans l'immeuble qui abritait un local des Kataeb, après le 23 août, comme de si de rien n'était, et qu'on n'ait pas procédé à une fouille minutieuse de fond en comble du lieu où devait se rendre un président élu qui avait tant d'ennemis, à une date déterminée et connue d'avance, afin de faire ses adieux à des centaines de responsables de la milice des Forces libanaises, dont il était le chef quelques semaines plus tôt? L'amateurisme de la gestion de la sécurité de Bachir Gemayel, au niveau des Kataeb (qui contrôlaient le local), des Forces libanaises (qui contrôlaient les hommes) et de l'Etat libanais (en tant que président élu), est tout simplement consternant. 


Il y a une autre information qui soulève beaucoup de questions aussi. On a estimé la charge explosive qui a tué Bachir Gemayel et ses compagnons à près de 200 kg de TNT. Alors, je ne sais pas, mais il faudra un jour crevé l'abcès et expliquer aux Libanais, comment Habib Chartouni a pu introduire cette masse colossale dans un bâtiment censé être étroitement surveillé, en plein guerre ? En petite quantité, ça fait une vingtaine de kilos par jour sous les yeux des gardes! En grande quantité? C'est la taille d'un ancien poste de télévision! Par le toit, par l'escalier, par les fenêtres, par les égouts, non mais, par où et comment est-il passé avec 200 kg de TNT jusqu'au 2e étage du QG des Kataeb? Mystère et boule de gomme. 


L'oncle de Habib Chartouni était un garde du corps de cheikh Pierre Gemayel, le père, et la sœur avait comme ami un assistant de Bachir Gemayel, son fils. Ce n'est pas tout, il avait en plus, un laissez-passer du chef des services de sécurité de la milice chrétienne, Elie Hobeika. Habib Chartouni était encore dans le bâtiment à l'arrivée de Bachir Gemayel. Il devait s'assurer que le président élu y était, surtout qu'il avait du retard pour ce rendez-vous. Rassuré, il partira tranquillement. Toutefois, comme il était soucieux de sauver sa sœur, il l'appelle pour lui demander de quitter immédiatement les lieux et de le rejoindre. Affolée à la limite de l'hystérie, la pauvre femme descend pour crier son désarroi. Trop tard, une explosion vient de retentir et d'arracher l'immeuble de ses fondations. Elle a été déclenchée à distance grâce à un dispositif de fabrication japonaise, qui aurait été acheté aux services bulgares par le régime syrien de Hafez el-Assad, très probablement. Interrogée aussitôt, la sœur met les services de sécurité sur la piste de son frère. Habib Chartouni est rapidement attrapé par les Forces libanaises et remis aux autorités libanaises. 


3. LA SOMBRE HISTOIRE DU PARTI SOCIAL-NATIONALISTE SYRIEN, HEZB EL-QAWMÉ EL-SOURÉ 


Contrairement à ce que pourrait laisser penser son nom, ce parti est libanais. Il a été fondé en 1932 par Antoun Saadé, un homme politique de confession chrétienne orthodoxe. Il défend une certaine idée de la laïcité, mais aussi l'union avec la Syrie. Eh oui, on l'oublie parfois, mais il n'y avait pas que des sunnites libanais qui défendaient un moment cette idée. Beaucoup d'intellectuels chrétiens libanais y étaient favorables. 

Pour comprendre l'idéologie du PSNS, il faut savoir que son fondateur Antoun Saadé avait trois comptes à régler : un avec le monde arabe (il était farouchement opposé au nationalisme arabe jusqu'en 1969), un avec l'identité libanaise (une sorte de haine de soi) et un avec la communauté maronite (avec notamment Pierre Gemayel, fondateur du parti des Kataeb). De ce fait, la force de pénétration de l'idéologie du PSNS dans les communautés libanaises n'était pas tout à fait égale: les maronites et surtout les sunnites, sont restés moins réceptifs que les autres communautés au mouvement, mais pas pour les mêmes raisons. 


La particularité du projet du PSNS, la Grande Syrie ou Bilad el-Cham, est d'inclure dans cette union, la Palestine (sans Israël, bien entendu), la Jordanie, l'Irak et le Koweit, mais aussi, tenez-vous bien, Chypre, ainsi que des régions de la Turquie, de l'Iran, d'Arabie saoudite et d'Egypte, le tout établi sans aucune consultation préalable avec les peuples concernés.



NSDAP vs. PSNS
Parti national-socialiste vs. Parti social-nationaliste
Parti nazi vs. Hezb elQawmé elSouré
On accuse le PSNS de s'être inspiré du modèle fasciste du NSDAP, le parti nazi. Ne serait-ce que pour le nom, parti national-socialiste vs. social-nationaliste, et le logo, la croix gammée vs. el-zawb3a, on y retrouve les mêmes couleurs d'ailleurs. Quoique, le logo libanais, de très mauvais goût sur le plan artistique, rappelle plus la lame d'un robot d'électroménager, alors que le logo allemand aurait pu être celui d'une grande marque, plutôt que d'un sinistre parti. Et ce n'est pas tout, Antoun Saadé qui s'est rendu à Berlin pour rencontrer Hitler, s'est même fait appelé à son retour, le « Führer ». 

Depuis sa création en 1932, le PSNS s'est illustré par son recours à la violence et au terrorisme pour atteindre ses objectifs politiques. Il fut interdit à plusieurs reprises. A son actif: 

. deux tentatives de coup d'Etat (1949 et 1961); le premier du vivant d'Antoun Saadé, conduira le fondateur du parti devant un peloton d'exécution; 

. assassinat du Premier ministre libanais, Riad el-Solh (1951); 
. constitution d'une milice armée, alliée avec les groupes palestiniens présents au Liban (lors du déclenchement de la guerre civile libanaise le 13 avril 1975) et aux troupes d'occupation syriennes (lors de l'invasion du « réduit chrétien » le 13 octobre 1990); 
. assassinats, attentats à la voiture piégée et attentats-suicides contre les forces d'occupation israéliennes (la première femme kamikaze venait des rangs du PSNS); 
. invasion milicienne de Beyrouth (le 7 mai 2008); 
. création de la milice de Saraya el-Moukawama conjointement avec le Hezbollah; 
. intervention dans la guerre civile syrienne (depuis 2011). 

4. LES ENJEUX DU VERDICT CONCERNANT L'ATTENTAT TERRORISTE DU 14 SEPTEMBRE 1982 


Habib Chartouni et Nabil Alem ont été condamnés par la justice libanaise. Mais là n'est pas la question, il ne pouvait en être autrement. L'enjeu de ce procès et du jugement est ailleurs et il est triple


. Primo, il s'agit de rendre la justice, pour la première fois de l'histoire contemporaine du Liban, concernant un acte terroriste, l'assassinat politique du plus haut représentant de l'Etat libanais, le président de la République, tué pratiquement dans l'exercice de ses fonctions (à neuf jours près). C'est fait. 


. Secundo, il s'agit de savoir si l'Etat libanais est en mesure d'exécuter cette sentence souveraine. Cela suppose de rechercher et d'arrêter les criminels visés. L'affaire Bachir Gemayel n'est pas sans nous rappeler par ailleurs et amèrement que cinq membres du Hezbollah, accusés de l'assassinat d'un autre haut ancien représentant de l'Etat libanais, Rafic Hariri, élevés au rang de « saints » par le chef de la milice chiite, Hassan Nasrallah, sont toujours en fuite (un d'eux aurait été tué en Syrie), alors qu'ils sont appelés à comparaitre à La Haye, devant le Tribunal Spécial pour le Liban. 


. Tertio, il s'agit de savoir si la Cour de justice est capable d'aller au-delà des exécutants, pour se prononcer sur les commanditaires de cet assassinat politique. Elle ne l'a pas fait. Nul ne peut douter un instant que Habib Chartouni était incapable d'organiser un acte terroriste de cette envergure seul, sans la participation du Parti social-nationaliste syrien et du régime syrien de Hafez el-Assad. Et pourtant, qu'importe. Après ce verdict historique, toute personne ou toute institution, qui considère les criminels Habib Chartouni et Nabil Alam, comme des « héros », peuvent et doivent être poursuivis par la justice libanaise pour « apologie du terrorisme » et « incitation aux actes de terrorisme ». En France, un tel crime est puni de sept ans d'emprisonnement et d'une amende de 100 000 euros, selon l'article 421-2-5 du Code pénal français. Il revient donc aux candidats aux prochaines législatives, de s'engager à faire en sorte qu'une telle disposition judiciaire figure clairement dans le Code pénal libanais et qu'elle soit scrupuleusement appliquée par la justice libanaise, une fois que les procès et les verdicts sont publiés, qua ça soit pour Kamal Joumblatt ou pour Moussa el-Sadr, pour Rafic Hariri comme pour Bachir Gemayel. Lorsque des accusés sont déclarés coupables et condamnés, et que les recours en justice sont épuisés, nul ne doit avoir le droit d'être négationnistes et d'élever des criminels au rang d'héros, comme c'est le cas pour les auteurs de l'attentat terroriste du 14 septembre 1982 (membres du PSNS), et de saints, comme c'est le cas pour les auteurs de l'attentat terroriste du 14 février 2005 (membres du Hezbollah). 


5. ET SI LA MÊME CLIQUE CRIMINELLE, LA TYRANNIE DES ASSAD ET SES VASSAUX, N'AVAIT PAS TUÉ BACHIR GEMAYEL ET RAFIC HARIRI ?


Si la même clique criminelle n'avait pas décidé d'abréger le séjour de Bachir Gemayel et de Rafic Hariri parmi nous, étant donné qu'ils étaient de la même génération (1947/1944), non seulement ils se seraient rencontrés mais ils se seraient entendus probablement. Je dirais même plus, ils auraient gouverné ensemble, réformé ensemble et reconstruit le Liban ensemble. Beaucoup de choses unissent ces deux hommes, bien plus que l'attitude pleine de panache et le pouvoir charismatique indéniable dont ils jouissaient. D'abord, il y a cette énorme capacité à rassembler au-delà de leur communauté et la fulgurante ascension au sommet de l'Etat. Ensuite, il y a l'amour immodéré de leur patrie. 10 452 km2 et Lubnan awalan, deux slogans pour un même combat. Enfin, comment oublier que les deux hommes ont été martyrisés par la même dynastie tyrannique, celle des Assad, l'un par le père et l'autre par le fils.


Comme le montre la photo ci-jointe, Bachir Gemayel, a réussi l’exploit, alors qu'il était chef de la milice des Forces libanaises et à l’ombre des chars israéliens, d'obtenir le soutien des communautés chrétienne (du futur patriarche maronite Mar Nasrallah Boutros Sfeir à Camille Chamoun), sunnite (Saëb Salam), chiite (Kamel el-Assaad) et druze (Majid Erslane). C’est d’ailleurs la principale raison de son assassinat trois semaines après son élection. Il allait rendre les occupations syrienne et israélienne du Liban caduques, avec une avance sur l'Histoire de 23 et de 18 ans. Le Liban serait aujourd'hui forcément ailleurs. Le Hezbollah n'aurait probablement jamais existé.

Si on ne peut pas refaire l'Histoire, il n'empêche qu'on a le droit à un essai. En condamnant les auteurs de l'attentat terroriste du 14 septembre 1982, qui a couté la vie à 33 personnes, à la peine maximale prévue par les lois en vigueur, la mort, la Cour de justice a non seulement rendu la justice, mais elle a aussi écrit l'histoire. Désormais, il y aura un avant et un après. On ne tue pas impunément au Liban, l'assassinat politique n'a pas sa place au pays du Cèdre, la justice est rendue même 35 ans après les faits criminels. C'est le retour de l'Etat de droit. Les Libanais sont appelés à le célébrer, ce vendredi à 18h30 place Sassine à Achrafieh. Aujourd'hui, Bachir Gemayel peut reposer en paix. Demain, ça sera le tour de Rafic Hariri