mardi 21 janvier 2014

A défaut d’appliquer le plan A, l’intelligence politique exige d’appliquer un plan B (Art.206)


Nous sommes submergés par la colère. Et il y a de quoi dans ce pays, après les déclarations de Saad Hariri hier soir et la énième explosion survenue à Beyrouth ce matin. Mais il est notoirement connu qu’un tel état émotif est de très mauvais conseil. Comment peut-il en être autrement sachant que rien dans la vie n’est noir ou blanc, tout est nuances de gris. Un exemple pour le confirmer, la formation du gouvernement de Tammam Salam, que les Libanais ont désespéré de le voir naitre. Je vous propose un survol d’un ensemble de points de « vu », des vues personnelles, qui permettront de rappeler quelques faits et évidences pour aller de l’avant.

1. Vu que l’intérêt suprême du Liban doit primer sur toute autre considération.

2. Vu que l’intelligence est une aptitude à réfléchir, à comprendre et à s’adapter à toute nouvelle donne, et que par conséquent, dans toute action intelligente dans la vie il faut constamment se demander d’une part, si on a les moyens de sa politique, et d’autre part, d’évaluer le prix à payer pour parvenir à faire prévaloir ses choix et à appliquer cette politique. A défaut de moyens et si le prix à payer est exorbitant, il convient de changer les moyens de mener sa politique, au lieu de s’obstiner dans les actions suicidaires comme le prouvent magistralement ces quatre illustrations qui me viennent immédiatement à l’esprit : Michel Aoun enlisé dans des guerres stériles entre 1989 et 1990, le Hezbollah embourbé dans des guerres dévastatrices contre Israël en 2006 et contre le peuple syrien depuis 2012, le camp du 14 Mars obstiné à vouloir écarter Emile Lahoud en 2007, ainsi que les rebelles syriens qui en militarisant et en généralisant le conflit en Syrie, ont fait exploser la souffrance du peuple syrien, et libanais par ricochet, pour finir sur une table en formica à Genève. Ni Michel Aoun, ni le Hezbollah, ni le 14 Mars, ni les rebelles syriens, indépendamment de la justesse de leurs causes, n’avaient les moyens de leurs politiques, et pourtant ils ont tous persisté dans la même stratégie. Avoir une cause, à supposer qu’elle soit bonne, c’est bien, trouver les moyens pour atteindre les objectifs de cette cause, aux moindres frais, c’est beaucoup mieux.

3. Vu que nous sommes dans l’impossibilité d’organiser des élections législatives au Liban, même à moyen terme, pour de multiples raisons dont l’incapacité viscérale à changer la loi électorale féodale de 1960 qui régit toute élection à l’avenir jusqu’à nouvel ordre, et l’enlisement de la guerre en Syrie, figeant le rapport de force parlementaire entre le 14 Mars et le 8 Mars jusqu’à nouvel ordre.

4. Vu que le 14 Mars et le 8 Mars ont eu le grand tort de croire depuis trois ans que l’espérance de vie du régime de Bachar el-Assad se décidera en quelques semaines, contrairement à ce que peu de gens comme moi le pensaient et ceci dès le début de la révolte syrienne en mars 2011.

5. Vu que le Liban est plongé malgré lui dans la guerre civile syrienne jusqu’à nouvel ordre par la participation active de la milice chiite auprès du régime alaouite syrien sur la demande du régime chiite des mollahs, et que celle-ci peut durer encore des années, Genève ou pas. 

6. Vu que ni les négociations intersyriennes de Genève 2, dans quelques heures, ni l’accord définitif sur le nucléaire iranien dans quelques mois, ni même le jugement du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) dans quelques années, ni la chute des régimes en Syrie et en Iran lors de cette décennie, ne mettront un terme à l’anomalie du Hezbollah au Liban, et que seul un « printemps chiite libanais » le fera, et Allah sait que nous sommes toujours dans une ère glaciaire dans les contrées de Dahiyé, de Bint Jbail et de Baalbek.

7. Vu que la vacance présidentielle au Liban a de fortes chances de se produire le 25 mai 2014 comme en 2007.

8. Vu que le Parlement autoprorogé jusqu’à l’automne 2014, risque de rallonger son mandat de nouveau faute de nouvelles élections législatives d’ici dix mois.

9. Vu que le blocage dans la formation du gouvernement de Tammam Salam est à l’avantage du 8 Mars, qui reste au pouvoir via le gouvernement démissionnaire de Najib Mikati, et gère seul l’expédition des affaires courantes du pays via une trentaine de ministres 8-Marsistes.

10. Vu qu’il ne suffit pas de noter sur un bloc-notes une trentaine de noms pour donner à ce pays un gouvernement et qu’un vote de confiance au Parlement est indispensable.

11. Vu qu’à l’heure actuelle, et sans de nouvelles élections législatives, ni le 14 Mars seul, ni le 8 Mars seul, ne possède une majorité au Parlement pour donner la confiance à une formule gouvernementale sans l’accord tacite de l’autre camp.

12. Vu que les « conditions » posées par le 14 Mars sont justes mais ne peuvent pas être imposées au Hezbollah en totalité : l’adoption de la déclaration de Baabda (instaurant la distanciation du Liban du conflit syrien... 7eber 3a wara2, même si elle sera adoptée), la présentation par le Hezbollah d’un planning du retrait de ses miliciens de Syrie (alors que l’engagement de la milice chiite en Syrie est une question « existentielle » comme l’a souligné Hassan Nasrallah à maintes reprises), l’abandon de la triptyque divine « peuple-armée-résistance » de toute déclaration gouvernementale (une foutaise qui n’est pas viable de toute façon) et la rotation des portefeuilles (une évidence qui devrait s'imposer).

13. Vu la capacité de mobilisation de masse du Hezbollah qui bénéficie d’un soutien important et inconditionnel de la communauté chiite libanaise, malgré l’invasion du 7 mai 2008 et les accusations du crime du 14 février 2005.

14. Vu la capacité d’indifférence du 8 Mars face à la dégradation de la situation sécuritaire, économique et sociale du Liban, comme l’a prouvé dans le passé par exemple, la paralysie du centre-ville entre déc. 2006 et mai 2008, le gaspillage de l’équivalent de la moitié de notre PIB lors de la guerre de juillet 2006 et les accusations mensongères systématiques d’Israël par le Hezbollah d’être à l’origine des assassinats et des attentats au Liban.

15. Vu la capacité limitée de mobilisation de masse du 14 Mars, comme l’a prouvé la faible participation populaire aux obsèques du gentleman-premier-ministrable, Mohammad Chatah, malgré le choc de cet assassinat, ainsi que le faible nombre de likes de la page facebook du Tribunal Spécial pour le Liban (1026 likes pour 3,5 millions de Libanais, et 12 millions de descendants de Libanais, cherchez l’erreur !).

16. Vu le fatalisme et la fatigue du peuple libanais.


17. Vu la forte préoccupation du 14 Mars face à la dégradation de la situation sécuritaire, économique et sociale du Liban à cause de l’interminable guerre civile syrienne et de l’ingérence de la milice du Hezbollah dans ce conflit (afflux de réfugiés syriens vers le Liban ; attentats à Beyrouth et ailleurs, bombardements d’Ersal, combats à Tripoli, kidnapping à Deir el-Ahmar, etc.).

18. Vu que toutes les composantes du 14 Mars sont sur la même longueur d’onde, et que Saad Hariri, Amine Gemayel et Samir Geagea, ainsi que les politiques indépendants comme Boutros Harb, ont tous exprimé à un moment ou à un autre leur souhait de former un gouvernement avec les composantes du 8 Mars, mais sous conditions.

19. Vu que le plan A a échoué par l’incapacité du 14 Mars à former un gouvernement 14-Marsistes et par l’impuissance de Michel Sleiman et de Tammam Salam d’imposer un gouvernement neutre car ceux-ci n’obtiendraient pas la confiance du Parlement dans l’état actuel des choses.

20. Vu qu’un gouvernement avec le Hezbollah ne conduit ni à couvrir son implication aux côtés de Bachar el-Assad, ni à l’absoudre du crime du 14 février 2005, ni à écarter les soupçons qui pèsent sur son implication dans les autres assassinats (tentative d’assassinat de Boutros Harb ; mais aussi assassinat de Georges Haoui et des tentatives d’assassinats de Marwan Hamadé et d’Elias el-Murr, comme on peut le déduire du lien de connexité établi par le TSL entre ces crimes et celui de Rafic Hariri). 

21. Vu qu’il ne faut quand même pas oublier que c’est bien avec un Conseil des ministres où non seulement le Hezbollah avait son mot à dire et le 8 Mars possédait le tiers de blocage, que le 14 Mars a réussi à faire passer via ce gouvernement présidé par Fouad Siniora, la plus importante réalisation de son histoire, celle de la constitution du Tribunal Spécial pour le Liban par le Conseil de sécurité des Nations Unies, ce qui prouve que l’essentiel n’est pas dans la théorie mais dans la pratique.

22. Vu que le 16 janvier 2014 à 9h30 précises, le Hezbollah a définitivement perdu la bataille du Tribunal Spécial pour le Liban, et que les Libanais peuvent désormais être sûrs du triptyque victorieux de la vérité sur le mensonge, de la justice sur le terrorisme et de l'Etat de droit sur l'impunité, au moins pour une fois au Liban.

23. Vu que le gouvernement Tammam Salam est de nature saisonnière, ayant une espérance de vie qui ne devrait théoriquement pas dépasser le printemps.

24. Vu que ce gouvernement est supposé avoir comme principaux objectifs d’organiser une élection présidentielle avant le 25 mai 2014 et des élections législatives avant le 20 novembre 2014, dont le vainqueur nommera le prochain Premier ministre, mieux vaut donc se concentrer sur ces trois événements qui engagent l’avenir du Liban, au lieu de considérer le gouvernement éphémère de Tammam Salam comme la panacée.


25. Actuellement, le 14 Mars se trouve diviser entre deux groupes. D’un côté, il y a les partisans du plan A, celui de former un gouvernement sans les composantes du 8 Mars, notamment du Hezbollah, dont cinq membres sont poursuivis par le Tribunal Spécial pour le Liban pour l’attentat du 14 février 2005 et l’assassinat de Rafic Hariri. D’un autre côté, il y a les partisans d’un plan B, celui de former un gouvernement sous conditions avec les composantes du 8 Mars, qui rappelons-le, ne se réduit pas au Hezbollah, et qui dispose d’une soixantaine de députés, il faut tout de même s’en souvenir.

26. Le problème que les partisans du plan A semblent oublier c’est que la gestation du gouvernement de Tammam Salam dure depuis neuf mois ! Et depuis 9 mois, c’est le même discours que les Libanais entendent en boucle : nous demandons au président de la République et au Premier ministre désigné de se décider, blablabla, patati, patata ! C’est bien joli tout cela, mais nos deux hommes ne se décident pas. Et même s’ils se décidaient, sans l’accord du 14 Mars et du 8 Mars, la formule ne passera pas le vote de confiance au Parlement. Depuis neuf mois, on tourne donc en rond. Alors quoi faire ?

27. Vu tous les éléments développés précédemment, poursuivre le plan A aujourd’hui, c’est prendre un grand risque de faire sauter à la fois les élections présidentielle et législatives. Et c’est peut-être ce que souhaite le Hezbollah au fond, le chaos. Il faut en être conscient. Le plan B n’offre aucune garantie que celles-ci auront lieu. Il n’arrêtera ni les attentats ni les tentatives d’assassinat dans notre pays. Là aussi, il faut en être bien conscient.

28. Néanmoins, avec le plan B, au lieu que le pays reste diriger par un « gouvernement démissionnaire » de 30 ministres contrôlé à 100 % par le 8 Mars et à 0 % par le 14 Mars, il pourra alors être dirigé par un « gouvernement au plein pouvoir » où le 8 Mars ne contrôle directement que 33 % des ministres et le 14 Mars, 33 %, le reste étant des personnalités théoriquement « indépendantes » des deux camps. Même si la situation restera bloquée ultérieurement, pas d’élections présidentielle et législatives, cette nouvelle formation gouvernementale aura le mérite de gérer convenablement les affaires du pays, et de rentrer la présidence du Conseil des ministres dans le giron du 14 Mars, ainsi qu’un tiers des ministères, ce qui n’est pas le cas actuellement. Certes, un tiers du gouvernement sera entre les mains du 8 Mars, et non du Hezbollah (petite nuance quand même), mais il l’est déjà, et ce n’est pas un tiers seulement, mais la totalité des trois tiers, pardi !

29. Le plan B n’est ni une réconciliation, ni un arrangement à la libanaise. Ce n’est ni une histoire de couilles, encore moins de cons ! C’est une occasion d’avancer ses pions en politique, point. Et si c’est dans l’intérêt suprême du Liban, eh bien, c’est tant mieux. Elle est là « la résistance civile, pacifique et démocratique... pour libérer la patrie de l'occupation des armes illégitimes, afin de protéger notre indépendance et la souveraineté de notre patrie », lancée par Fouad Siniora aux obsèques du gentleman premier ministrable, Mohammad Chatah, tué le 27 décembre 2013 : c'est de reprendre le pouvoir ! La formation du gouvernement Tammam Salam constitue la première étape sur cette voie. Rester dans son coin à attendre la chute "imminente" de Bachar el-Assad et l’évaporation "miraculeuse" du Hezbollah, ce n’est ni un plan A, ni B, ni AB, ni O! C’est un plan zéro !

30. Il me semble que Saad Hariri et Samir Geagea ont adopté, volontairement ou pas, qu’importe, la tactique du « good cop, bad cop », une approche opposée mais complémentaire des deux flics pour interroger un suspect : l’un est conciliant, l’autre est inflexible. Personne n’est fou dans ce pays. Ni Saad Hariri, ni Hassan Nasrallah. Ni Amine Gemayel, ni Walid Joumblatt. Ni Samir Geagea, ni Michel Aoun. Négocier est un art. On comprend bien qu’aujourd’hui, tout est dans les limites des conditions de la formation de ce gouvernement : la formule, les noms, les portefeuilles clés (finances, télécommunications, intérieur, affaires étrangères, justice), la déclaration gouvernementale et les objectifs. Enfin, il faut surtout regarder au-delà de ce gouvernement éphémère ! Et l’au-delà, c’est dans quatre mois.