dimanche 7 octobre 2012

Quelle loi électorale pour le Liban ? Le vote intra-communautaire et Abou Nouwéss ! (Art.78)


Avant d’aborder le marché et la cote des lois électorales, il serait intéressant de faire un tour d’horizon de la problématique des élections qui se déroulent au Liban. Le système politique libanais est communautaire, au niveau des présidences (République, Conseil des ministres, Parlement) mais aussi aux niveaux ministériel et législatif. Si on se limite au Parlement par exemple, la Constitution libanaise prévoit la répartition des 128 députés « à égalité entre chrétiens et musulmans, proportionnellement entre les communautés des deux parties et proportionnellement entre les régions. » On s’est accoutumés à cet arrangement confessionnel, mais il n’empêche que nous avons là un énorme problème au départ, choquant au plus haut degré et qui est à l’origine d’une grande partie de nos soucis ! Indépendamment de la démographie, cette répartition est immuable jusqu’à nouvel ordre. Nouvel ordre, il n’y aura point. Disons plutôt jusqu’à l’application complète de l’Accord de Taëf qui prévoit l’abolition du confessionnalisme au Liban. Or, comme le disait si bien le Cardinal Sfeir, il est impensable d’abolir le confessionnalisme des textes et de la pratique politique avant de l’abolir des esprits. C’est le problème des problèmes ! La preuve absolue de ce confessionnalisme néfaste des esprits réside dans les résultats électoraux. 

Dans cette quête pour trouver une loi électorale convenable, on palabre à n’en plus finir sur la nécessité que l’appartenance nationale l’emporte sur l’appartenance communautaire. Très jolie comme théorie, et comme slogan aussi, sauf qu’en pratique, on est à des années-lumière de tout cela ! D’ailleurs, l’analyse du vote au Liban est très éloquente à ce sujet. Je résume. Les chiites votent en bloc pour le tandem Hezbollah et Amal, que tout unit ou presque. Cet important report des voix n’est en rien lié aux armes du Hezbollah. Il serait naïf de prétendre que le Hezbollah tire sa force de la Syrie de Bachar el-Assad ou de ses armes. Fausse route. Le parti d’Allah tire cette force de la communauté chiite qui le soutient en masse et d’une manière inconditionnelle. Tout ce qui en dehors du tandem chiite n’a aucun poids électoral et populaire. Les druzes votent en bloc aussi pour Walid Joumblatt. Qu’importe la direction du vent, le mood du Bek et son opportunisme du moment, la communauté druze le suit sans état d’âme et sans questionnement. Les sunnites votent en bloc également pour le Courant du Futur. Mikati, Safadi, Jameaa Islamiyé, salafistes et j’en passe, ne représentent qu’une petite minorité populaire. Les chrétiens par contre votent pour deux grands camps que tout oppose ou presque, le camp du 14 Mars (Forces Libanais et Kataeb essentiellement) et le camp du 8 Mars (Courant Patriotique Libre). Qu’importe les proportions, il n’y a que deux camps. En dépit des apparences, qui peuvent laisser penser à un choix démocratique, ce vote qui conduit à cette division, est surtout clanique, une séquelle de la guerre fratricide de 1990; il n’a absolument rien de démocratique. 

Si le vote au Liban est communautaire par excellence, c’est parce que les esprits le sont profondément. Alors qu’on se trouve au cœur du réacteur à problème, étrangement tout le monde veut zapper le chapitre ! Au lieu de se donner suffisamment du temps pour en débattre, sérieusement et tranquillement, dans l’intérêt de notre pays, pendant 18 mois les yeux des politiciens libanais étaient rivaient sur la Syrie et sur rien d’autre. Les gens du vendredi (le 14 Mars, ceux qui nous annonçaient la chute d’Assad chaque vendredi) vs les gens du mardi (le 8 Mars, ceux pour qui tout sera fini mardi prochain), vous connaissez la chanson, zappons. A l’approche de l’échéance électorale du printemps prochain, les esprits s’échauffent car les politiques libanais ont fini par comprendre que Bachar el-Assad sera encore là en 2013, comme je le disais depuis 18 mois, et qu’il va falloir  tout de même penser à ces fichues élections qui pourraient être perturbées par le dernier tyran des Assad. Et qui dit élections dit loi électorale et là, c’est le souk des idées !

Alors, petites circonscriptions avec scrutin majoritaire ou la désastreuse loi de 1960 ! Ah non, vaut mieux 13 circonscriptions avec une pour parquer les « dangereux émigrés » et un scrutin proportionnel ! Foutaise, aucun salut en dehors de « one man, one vote », en deux tours et à la majorité ! Jamais de la vie, le Liban une seule circonscription et un scrutin proportionnel ! Toute cette mascarade électorale me fait penser à la Beirut Wonder Forest. Le génie qui est derrière ce projet écolo veut reboiser les toits de Beyrouth inspiré par ce qui se fait à Berlin, ignorant au passage qu’avant d’avoir 0,1 million m² de verdure sur les toits, la capitale de l’Allemagne offre 64 millions m² de verdure au sol pour les Berlinois alors que nous n’avons que 0,1 million m² disponible au sol pour les Beyrouthins !

Et pourtant il est là l’autre problème. A force de palabrer à l’ombre des gros slogans, on oublie l’essentiel. La démocratie a pour principale objectif de permettre à la population générale, dans tous ses courants et ses aspirations, félidés, canidés, poissons rouges et batraciens inclus, de se faire représenter. Or, la répartition démographique des 17 communautés au Liban et l’esprit communautaire des libanais ne permettent pas à la démocratie libanaise de s’exprimer pleinement, notamment pour les communautés chrétiennes. En dehors de quelques cazas (Jezzine, Metn, Kesrouane, Batroune, Koura, Zgharta et Bcharré), ces dernières sont éparpillées sur le territoire libanais, dominées démographiquement par les autres communautés au Nord, au Sud, à l’Est, dans une partie du Mont-Liban et à Beyrouth. Conséquence électorale : les chrétiens de ces régions ne parviennent pas à choisir démocratiquement leurs représentants sauf si ces derniers sont estampillés « agréés par les forces communautaires dominantes de ces régions », Hezbollah au Sud et à l’Est, Joumblatt dans une partie du Mont-Liban et le Courant du Futur dans le Nord, à l’Est et à Beyrouth. Ceci constitue une violation flagrante de la démocratique. Et pour illustrer mes propos, j’appelle à la barre Walid Joumblatt. En dépit de toutes les niaiseries qu’il débite à longueur d’année, et des retournements dont il est capable, le 14 Mars pas plus que le 8 Mars n’ose émettre la moindre critique à l’égard de cette girouette en raison du soi-disant poids électoral de la communauté druze dans le Chouf, Aley et Baabda, et du vote en bloc de cette communauté selon les directives du Bek ! Ainsi, les électeurs chrétiens n'ont parfois pas le choix, une partie des candidats qui doivent les représenter est imposée par d’autres communautés. L’idéal serait d’abolir le confessionnalisme des textes et des esprits et de penser en tant que libanais. Oui, sauf que ce n’est pas le cas et ça ne sera pas le cas avant longtemps. Alors qu’est-ce qu’on fait en attendant ?

Et comme si les libanais n’avaient pas assez de problèmes comme ça, nous avons deux bombes « communautaires » à retardement, notamment pour les communautés chrétiennes : l’une, on en parle tous les jours, l’autre, on préfère l’esquiver ! Il y a d’abord, la présence d’une milice armée jusqu’aux dents, à l’idéologie extrémiste religieuse, que ni la chute lointaine du régime alaouite en Syrie ni les frappes hypothétiques israéliennes en Iran n’affaiblira ! Et il s'avère que cette milice est de confession chiite. L’autre bombe à retardement se trouve dans la présence sur le sol libanais de plus de 400 000 réfugiés palestiniens, soit 12% de la population libanaise, hébergés dans des conditions misérables, avec de nombreuses milices à l’intérieur des camps, qui, et tout le monde le sait, ne pourront jamais revenir en Palestine. Et il s'avère que ces réfugiés sont en majorité de confession sunnite. Deux « bombes communautaires », qui préoccupent les libanais, notamment les communautés chrétiennes, et qui exigent une représentation plus démocratique de toutes les communautés libanaises, chrétiennes comprises, pour que ces craintes légitimes soient prises en compte.

Un autre problème auquel sont confrontées les communautés chrétiennes, c’est qu’avec ou sans choix, parfois leurs voix ne servent à rien même dans les régions où elles sont dominantes démographiquement. Ce dernier problème mérite qu’on s’y arrête un instant. Pour mieux le comprendre il faut aller du côté de Jbeil. Alors qu’ils représentent 80% des électeurs de ce caza, leurs voix ne servent pratiquement à rien puisque ce sont les 19% des électeurs chiites qui  décident toujours car ils votent en bloc, avec un esprit communautaire, pour les candidats  chrétiens ayant reçu l’approbation du parti chiite, le Hezbollah ! Il est impossible de sortir de cette équation aujourd’hui.

Maintenant qu’on a identifié la problématique électorale, toute la question est de savoir comment y remédier ? Oui on peut souhaiter une évolution des mentalités, mais celle-ci prendra du temps, beaucoup de temps. Oui il faut mettre en place ce qui pourrait un jour conduire à l’abolition du confessionnalisme au Liban. Celle-ci exige des réformes audacieuses à long terme. En attendant, il y a urgence. Nous avons des élections législatives dans quelques mois. Alors sous quelle loi électorale se feront-elles ? Il nous faudrait une loi qui soit adaptée à la situation du Liban, aux problèmes du pays du Cèdre et à la mentalité de sa population. Pour être juste, disons adaptée aux mentalités de ses 17 communautés ! Chaque proposition mise sur la table aujourd’hui, n’a qu’un but, faire gagner le camp qui la propose, à l’exception de deux projets de loi : la petite circonscription et la loi dite « orthodoxe ».

Les projets de loi pour la « petite circonscription » proposent de réduire la taille des circonscriptions. Diverses formules de découpage circulent. L’avantage de ces projets, c’est qu’ils sont incontestablement les plus démocratiques. Ils permettent une meilleure représentation de la population, la plus fidèle à la répartition communautaire, surtout avec la proportionnelle. L’inconvénient réside dans le risque important d’achat de voix, un désastre pour la démocratie. Plus la circonscription est petite, notamment avec le principe « d’un homme, une voix », et la répartition du vote sur plusieurs candidats, plus la différence entre les candidats pourrait être réduite, de quelques centaines de voix à quelques milliers selon les circonscriptions, un investissement  à la portée de tous les candidats motivés. Notons, que dans le meilleur des cas, même avec les perspectives les plus optimistes, ces projets ne permettront que d’élire 50 à 56 députés chrétiens d'une manière indépendante (sur les 64 que prévoit la Constitution). Il en manquera 8 à 14 députés à l’appel ! Enfin, notons au passage que la volonté « douteuse » du gouvernement Mikati de parquer les émigrés dans une circonscription à part, au lieu de les intégrer dans leurs lieux de naissance, est particulièrement abject.

Le projet de loi dit « orthodoxe » propose que chaque communauté vote pour ses représentants. Pour clarifier la situation, en tenant compte du fait que ce projet n’émane pas des représentants officiels de la communauté orthodoxe, mais de politiciens de cette communauté, je propose désormais qu’on désigne cette proposition par le projet de  loi pour le « vote intracommunautaire ». Il présente l’avantage de corriger le défaut démocratique dont est victime la communauté chrétienne actuellement. Son inconvénient réside dans le fait qu’il est discriminatoire et donne l’illusion d’entretenir le communautarisme. Néanmoins, il faut préciser que le communautarisme au pays du Cèdre n’a nullement besoin de cette loi pour s’épanouir! L'éternelle bataille des nominations administratives l’atteste largement. Mais le communautarisme ne se limite pas aux politiques. Il est dans les esprits de tous les citoyens libanais. On s'offusque comme si l’électeur chiite de Jbeil votera pour les candidats chrétiens du CPL si ces derniers n’étaient pas alliés avec la force dominante de la communauté chiite, le Hezbollah, ou comme si un électeur druze votera pour Georges Adouane si le Bek ne le souhaite pas, ou comme si un électeur sunnite inscrira le nom du candidat chrétien et vice versa, en totale opposition avec les forces dominantes de sa communauté ! Arrêtons là aussi de tourner autour du pot. Tant qu’il n’existe pas d’opposants sérieux, ayant un poids populaire important, aux courants communautaires dominants -bélmchabra7, des opposants sérieux au Hezbollah dans la communauté chiite (ayant un poids électoral important), des opposants sérieux au Courant du Futur dans la communauté sunnite, des opposants sérieux à Walid Joumblatt dans la communauté druze- et, tant que la diversité politique ne s’exprimera pas dans les communautés chiite, sunnite et druze, comme elle s’exprime dans la communauté chrétienne (pour des raisons claniques, mais qu’importe), cela prouvera que les esprits sont communautaires. Et tant que les esprits sont communautaires, le vote des individus se fera en bloc pour le courant communautaire dominant, et ses alliés, peu importe la loi électorale et la taille des circonscriptions. Soit on est communautaire et on l’assume, soit on entame de suite la révolution religieuse !

Ce débat oriental m’a rappelé un débat occidental, qui est toujours d’actualité à chaque élection et qui pourrait à première vue choquer les âmes sensiblement machistes. Alors qu’on lutte depuis des siècles pour l’émancipation de la femme, l’Occident se trouve aujourd’hui réduit à faire voter des lois électorales avec des quotas féminins ! Et pourquoi donc ? Parce qu’on estime, que ces siècles de lutte et tous les philosophes des Ténèbres et des Lumières, n’ont pas encore réussi à changer les mentalités des gens. On estime aussi que dans l’état actuel où se trouvent les mentalités occidentales, une femme a beaucoup moins de chance de percer en politique qu’un homme. On estime encore que la société ne peut pas compter sur le bon vouloir des hommes politiques ni sur le bon sens des citoyens ni sur la parité des systèmes électoraux. Voilà pourquoi pour les pays occidentaux, il est impératif de fixer des quotas pour les femmes. Une question temporaire, évidemment.

Qu’on le veuille ou pas, on est face à un grave problème du fonctionnement de la démocratie au Liban, le vote en bloc des communautés libanaises. Ce vote est motivé par un esprit communautaire. Il rend la démocratie libanaise archaïque et dépossède les communautés chrétiennes de leur droit de choisir librement et démocratiquement leurs représentants. Pour s’en débarrasser il faut agir dans deux directions, à court terme et à long terme.

A court terme, il faudrait corriger le défaut démocratique qui résulte de ce vote communautaire en bloc. « Petite circonscription » ou « vote intracommunautaire », qu’importe, en étudiant sérieusement les avantages et les inconvénients de chacun de ces projets. Les lois électorales changent au gré des majorités, même dans les plus grandes démocraties du monde. Elles sont taillées sur mesure pour garantir à l’équipe sortante de revenir au pouvoir. C’est malsain évidemment, mais ça n’a rien d’illégal. L’essentiel c’est d’en élaborer une qui soit adaptée à la situation sur le terrain, qui permet malgré tout à la démocratie de s’exprimer pleinement car la démocratie doit être toujours classée au-dessus de toute considération.

A long terme, il faudrait changer la mentalité libanaise. Pour y arriver, nous devons passer impérativement par la « révolution religieuse ». C’est un très grand chapitre mais cette révolution exige pour l’entamer deux lois immédiates : l’interdiction des partis politiques religieux (comme le propose et c’est un comble, un homme religieux, sayed Ali el-Amine) et le droit civil et laïque pour tous indépendamment des religions (mariage, divorce, héritage...). C’est la révolution religieuse, et seulement elle qui permettra au citoyen d’émerger dans la société libanaise, et à l’individu de prendre son indépendance de la communauté. Et c’est bien à ce moment-là, qu’il ne votera plus en bloc, solidaire de sa communauté, mais en individu, en son âme et conscience.

En attendant, il serait peut être utile de suivre les bons conseils du grand poète arabe, Abou Nouwéss : « da3 3anka lawmi fa2énna el lawma éghra2ou, wa dawini bellati kanat hiya alda2ou » (cesse de me blâmer, tes blâmes ne sont qu'incitations ; guéris-moi plutôt par ce qui a été la cause de mon mal). Je pense que le vote intracommunautaire aidera, paradoxalement, les libanais à oublier un peu leur mal, le communautarisme ! Enfin, si une telle loi est votée un jour, elle sera abolie quand ce qui l’ont fait naitre auront disparu, le vote en bloc et l'esprit communautaire, c’est-à-dire le jour où l’on verra émerger dans la société libanaise des esprits déconfessionnels, libérés et libres.


Réf.

Le « vote intracommunautaire » : qui veut dynamiter le consensus entre les partis chrétiens ? (Art.98) par Bakhos Baalbaki (9 janvier 2013)

Réponse à l'article « déplacé » de Fares Khachan: « Même Hakim peut se tromper » (Art.99) par Bakhos Baalbaki (11 janvier 2013)