dimanche 21 octobre 2012

Pourquoi Wissam el-Hassan a été tué moins de 24h après son arrivée à l’aéroport de Beyrouth ? (Art.80)


Je ne me lancerai pas dans des éloges littéraires et poétiques à la libanaise. Wissam el-Hassan mérite davantage. Je ne me lancerai pas non plus dans des accusations gratuites. C’est indigne d’un homme de résultats comme Wissam el-Hassan. On peut penser ce qu’on veut de ce général sunnite. Quoi qu’il en soit, c’était un homme dévoué pour son pays n’en déplaise à certains, n’en déplaise à beaucoup même. Les renseignements des Forces de sécurité intérieure ce sont les enquêtes sur tous les assassinats politiques commis au cours de la Révolution du Cèdre (de Rafic Hariri à Wissam Eid), le démantèlement régulier des réseaux d’espionnage israélien au Liban (qui a conduit à l’arrestation de Fayez Karam, un proche collaborateur de Michel Aoun) et la lutte anti-terroriste (qui a mené à la détention d’un ancien ministre du 8 Mars, Michel Samaha). 

Je comprends qu’on essaye d’être consensuel et rassembleur un jour tragique comme le 19 octobre après l'attentat à la voiture piégée contre le convoi du général Wissam el-Hassan à Achrafieh qui a fait plusieurs morts et une centaine de bléssés. Il n’empêche qu’une nouvelle fois une personnalité libanaise est morte non de vieillesse, de maladie ou de sport extrême, mais pour ce qu’elle représente : sa couleur politique, 14 Mars/Courant du Futur, et ses fonctions, directeur de la branche des renseignements des Forces de sécurité intérieure (FSI).

Avec ces tirs de joie qu’on a entendus dans certaines régions libanaises après la mort de Wissam el-Hassan, tout comme la distribution de baklawas après celle de Gebran Tuéni, on saisit bien à quel point l’ignoble ne connait ni limites ni scrupules. Oui, il faut le reconnaitre, des libanais aussi primaires que primitifs se réjouissent de la mort de leurs adversaires politiques. Notre pays restera maudit tant que tous les acteurs sur l’échiquier libanais ne pensent pas que la fin ne justifie pas tous les moyens, tant que ce peuple n’arrive pas à opposer un « non » unanime à l’ignoble et tant que la justice n'est pas rendue. Or, hélas et trois fois hélas, aucun de ces objectifs n’a été atteint dans aucun de la vingtaine d’assassinats et tentatives d’assassinat commis au Liban depuis novembre 2004 contre des personnalités du 14 Mars exclusivement.

Etant donné ses fonctions on peut bien imaginer combien Wissam el-Hassan était prudent dans ses déplacements. Officiellement, il n’était pas au Liban. Mais entre Berlin et Paris ! Personne, pas même le général Achraf Rifi, chef des FSI, n’était au courant de son arrivée la veille au Liban... par avion à l’aéroport de Beyrouth sous un faux nom. Etrange ! Encore une personnalité du 14 Mars éliminée moins de 24h seulement après son arrivée à l’aéroport de Beyrouth, comme Gebran Tuéni (assassiné le 12 décembre 2005) et comme Antoine Ghanem (lui aussi est arrivé sous un faux nom ; assassiné le 19 septembre 2007). Face à ces deux dernières coïncidences qui ne devaient rien au hasard, le gouvernement de Fouad Siniora décida le 5 mai 2008 de démettre Wafic Choucair, responsable de la sécurité de l’aéroport de Beyrouth, il était proche du parti chiite, et d’enquêter sur le réseau illégal de communication de la milice libanaise. Hassan Nasrallah considéra alors la décision du Premier ministre libanais, comme une « déclaration de guerre ». Il riposta en lançant ses hommes dans les rues de Beyrouth. Après une centaine de morts lors de combats de rues de plusieurs jours, l’Etat libanais a cédé devant la terreur de la milice chiite. Finalement, Wafic Choucair est resté à l’aéroport de Beyrouth et personne n’a plus jamais osé évoquer le réseau illégal de télécommunications du Hezbollah.

L’assassinat de Wissam el-Hassan nous fait comprendre deux choses essentielles. Tout ce weekend, une question m’a taraudé l’esprit. Comment on a pu atteindre un homme aussi prudent qu’un chef des services de renseignements ? Mettre tout sur le dos du régime syrien relève de l’amateurisme analytique habituel du 14 Mars. Alors zappons. Une évidence s’impose, ceux qui ont organisé cet assassinat sont non seulement sur le terrain, donc « libanais depuis plus de 10 ans », pour reprendre l’expression de l’état civil, mais surtout ils sont aussi puissants, si ce n’est plus, que les services de renseignements de l’Etat libanais ! C’est inquiétant en soi, mais il y a pire. Je me suis aussi demandé pourquoi Wissam el-Hassan, Antoine Ghanem et Gebran Tuéni ont été assassiné tous les trois moins de 24h après leur retour de l’étranger, sous de faux noms pour les deux premiers. En y réfléchissant j'ai pris conscience que l’aéroport de Beyrouth qui est un passage obligatoire pour partir et pour revenir, est le meilleur moyen de pister une cible ! A partir de l’instant où la cible est identifiée visuellement à son départ du Liban, qu'importe sous quelle identité, un « plan d’élimination » peut être mis en œuvre. Toute personnalité libanaise a des points de chute au Liban. Les itinéraires pour les atteindre sont étudiés méticuleusement. Plusieurs voitures piégées peuvent être préparées et mises en place sur les différents itinéraires. La suite est un jeu criminel d’enfant. A partir de l’instant où la personnalité est identifiée à son retour au Liban, le « pistage visuel » de la cible est actionné. Celle-ci n’est plus lâchée des yeux jusqu’à l’ouverture d’une « fenêtre de tir », le moment où les conditions pour son élimination sont optimales. Ce modus operandi exige l’élimination de la cible dans les 24h, faute de quoi elle risque de ne plus être localisée formellement. 

Il ne faut pas oublier non plus le pistage de la cible par les moyens  de télécommunications. Tout appel émis ou reçu permet de localiser approximativement une cible. Et comme les données de télécommunications sont complémentaires des données visuelles, cela soulève donc une autre question fondamentale : qui contrôle les données téléphoniques au Liban et surtout qui peut avoir accès à ces données et avec quelle facilité ? Enfin, il est évident qu'aucun assassinat de cette importance, d’un chef de renseignements, et de cette complexité, qui fait appel à des dizaines d'intervenants sur le terrain pour garantir l’exécution minutieuse du plan d’élimination, ne peut se faire aisément sans des intervenants libanais et sans un réseau de communication efficace pour assurer la coordination entre tous les intervenants. Quels sont les réseaux qui ont été utilisés dans le pistage de Wissam el-Hassan ? Téléphone fixe, téléphone cellulaire, réseau privée, internet, etc. Ce point soulève par ailleurs la question de la coopération du ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, et du ministre des Télécommunications, Nicolas Sehnaoui, avec les enquêteurs. Il faut dire que l’ensemble des données téléphoniques concernant les tentatives d’assassinat de Samir Geagea et de Boutros Harb, n’ont été remises aux services de sécurité chargés des enquêtes en question qu’après une longue bataille technique, juridique et politique.

Reste la question de fond, pourquoi on a voulu éliminer le chef des renseignements des FSI ? Diverses raisons l’expliquent sans doute. J’en vois cinq importantes :
1. Eliminer un élément gênant qui enquête sur des dossiers sensibles qui concernent le Hezbollah et la Syrie, mais aussi les réseaux d’espionnage israélien qui incluent des éléments du 8 Mars, du Hezbollah et du Courant patriotique libre. C’est aussi pour éviter d’autres « affaires Samaha », en éliminant le cerveau de l’opération policière et en dissuadant quiconque des renseignements de s’aventurer sur cette voie.
2. Se débarrasser de la tête des renseignements, pro-14 Mars, avant le changement de gouvernement à l’issue des prochaines élections législatives (printemps 2013).
3. Se débarrasser de celui qui devait en toute logique succéder à Achraf Rifi dans quelques mois.
4. Créer un climat de terreur pour museler les opinions et cadrer la marge de manœuvre des opposants la veille des élections législatives.
5. Dissuader Saad Hariri de revenir au Liban à quelques mois des élections législatives pour guider la bataille électorale.

Face aux graves conséquences de cet assassinat, le 14 Mars se trouve acculer à cinq actions immédiates, outre le vain appel à la démission du gouvernement Mikati et l’indignation du mouvement devant le soutien occidental au gouvernement libanais :
1. Exiger, et surtout obtenir, que  le remplaçant du chef des renseignements des FSI soit de la même trempe que Wissam el-Hassan, ayant le même patriotisme et surtout la même couleur politique. C’est quand on connaitra le nom du remplaçant que nous saurons si les assassins ont réussi leur opération ou pas.
2. Demander de confier l’enquête sur la mort de Wissam el-Hassan aux services de renseignements des FSI en priorité, presqu’en exclusivité.
3. Apporter un soutien sans faille au Tribunal Spécial pour le Liban (TSL). On fait presque oublier à ce peuple, que 4 membres du Hezbollah sont accusés par la plus haute juridiction internationale de l’assassinat de l’ex-Premier ministre libanais, Rafic Hariri. C’est à peine si le 14 Mars se donne la peine de rappeler au gouvernement Mikati qu’il est censé arrêter les accusés et les remettre au TSL.
4. Préparer sérieusement les prochaines élections législatives, qui quoi qu’il advienne, auront lieu tôt ou tard. Plus que jamais il ne faut pas se perdre ni dans les palabres ni dans les impulsions du moment ni dans les actions sans lendemain. Il faut être pleinement conscient que seules les élections législatives permettront au Liban de sortir de la tourmente et au 14 Mars de revenir au pouvoir. Cela exige une bonne loi électorale qui garantira la meilleure représentativité des libanais.
5. Présenter à ce peuple au plus vite un programme électoral commun, loin des slogans creux, avec des engagements concrets et réalistes, qui lui donne espoir dans un avenir meilleur.


Nota bene 

Rencontre de Walid Joumblatt avec Hassan Nasrallah
le lendemain du coup d'Etat (13 janvier 2011)
Comme à chaque élimination d’une personnalité du 14M, on se dit que les politiques du mouvement ont bien saisi la nouvelle donne cette fois-ci. Et à chaque fois, c’est la déception. Le 14M « fait assumer au Premier ministre Nagib Mikati personnellement, en raison du rôle qu’il a accepté de jouer, la responsabilité du sang du général martyr Wissam el-Hassan ». J’adore « en raison du rôle qu’il a accepté de jouer » ! Par contre, le 14M n'ose toujours pas adresser une seule critique à Walid Joumblatt, qui permet aujourd'hui au Hezbollah de mettre la main sur le pays. Je regrette que tous les politiciens du 14M n’arrivent pas, ne serait-ce qu’une fois, à oser dire à leurs électeurs et sympathisants, que seul Walid Joumblatt a permis au Hezbollah de réussir son coup d’Etat le 12 janvier 2011 (par opportunisme, les armes n’y étaient pour rien) et seul Walid Joumblatt permet au gouvernement Mikati de rester au pouvoir jusqu’aux prochaines élections législatives. Ce ménagement, une fuite en avant ou une politique de l’autruche, est tout simplement affligeant. Et au lieu d’appeler un chat un chat, le 14M trouve « qu’il s’agit d’un crime portant la signature du régime de Bachar el-Assad, de ses alliés régionaux et de ses instruments locaux. » Marwan Hamadé va beaucoup plus loin. Il pense que « la nouvelle révolution du 14M sera destructrice pour les Assad. » Il ajoute même « cette fois, nous ne commettrons pas les mêmes erreurs et nous poursuivrons notre chemin jusqu'à la chute du régime syrien. » Il faut reconnaître que cette fixation sur le régime syrien a d’énormes avantages : espérer encore l’intervention de la communauté internationale au Liban et en Syrie, permettre à Walid Joumblatt de rester en bonne entente avec le Hezbollah et surtout de fuir la réalité libanaise. Pathétique !


Réf.

Dix réflexions après les obsèques du général Wissam el-Hassan (Art.81) par Bakhos Baalbaki